Quand la politique découpe la géographie

Politique et géographie sont intimement liées. La géopolitique est d’ailleurs une discipline à part entière et, sans doute, celle qui a le plus d’impacts sur les cartes du monde.

Mais parfois le lien est brutal et absurde. C’est ce que nous allons voir avec l’exemple du Gerrymandering, ou quand la politique découpe la géographie.

La postérité d’Elbridge Gerry

Elbridge Gerry est un homme politique américain qui a tenté de redécouper l’état du Massachusetts au début du XIXe siècle afin de favoriser son parti au détriment de ses adversaires. Ce redécoupage absurde a été caricaturé dans un grand journal massachusettais sous la forme d’une Salamandre. L’association de Gerry et Salamander (salamandre en anglais) a donné le mot valise « Gerrymander« .

 

La caricature d’Elkana Tisdale (1812) à l’origine du terme « Gerrymander ».

Elbridge Gerry a subi les foudres de la population et sa proposition a fait un tollé à l’origine de sa défaite électorale.

Cependant, son idée de contrôler le résultat des élections par un redécoupage a séduit beaucoup de ses confrères. Ce qui devait arriver arriva : son idée a été reprise et utilisée jusqu’à la caricature par ses successeurs.

 

Gerrymandering : mode d’emploi

Le principe est simple, il donne l’illusion de la démocratie aux citoyens qui votent alors que les dés sont pipés. C’est plus souvent le cas pour des élections au suffrage universel indirect.

Prenons un exemple afin de mieux comprendre.

Chaque carré représente une même circonscription électorale avec différents systèmes de représentativité. Malgré une population identique qui vote à 60 % rouge et à 40% bleu, il est possible d’avoir des résultats électoraux assez différents.

 

Forts de ce constat, certains ne se sont pas laissés prier pour redécouper le paysage géographique à des fins électorales. Comme dans l’exemple précédent, un parti minoritaire peut envisager de redécouper le paysage électoral pour s’assurer d’une majorité voire, si le système le permet, d’une victoire totale.

Ce système est très présent aux USA comme nous allons le voir.

 

Les aberrations américaines

Un coup d’œil rapide aux cartes des districts congressionnels élisant les membres du Congrès des États-Unis permet de se rendre compte de l’omniprésence du gerrymandering. Et à ce jeu, difficile de dire qui des républicains ou des démocrates sont les plus forts, chacun ayant produit des abominations géographiques.

Prenons l’exemple de l’état du Maryland

Les districts congressionnels du Maryland d’après le National Atlas of the United States.

Regardez la forme des districts numéros 2, 3 et 4. Le géographe que je suis n’y vois aucune logique géographique ni historique pouvant justifier un tel découpage : ni cours d’eau, ni bassin de vie, ni ancienne limite cadastrale ou administrative. Un zoom sur la zone 3 rend l’évidence encore plus flagrante.

Zoom sur le district 3 de l’état du Maryland.

Ce district, créé en 2002 par les démocrates, est le résultat de découpages alentours, comme le transfert d’une partie de l’ancien district 4, majoritairement noir, vers le district 8, ou encore le redécoupage d’un autre district républicain afin de lui accoler une zone géographique historiquement acquise au démocrates. Le district 3 constitue en quelque sorte ce qu’il reste. On y a tout de même ajouté des parties laissées ça et là, comme autour d’Annapolis qui est majoritairement républicaine (mais du coup minoritaire dans ce district 3).

Aussi étrange que cela puisse paraître, la population a approuvé ce découpage et même sa reconduction en 2013 ! En effet, la population peut voter pour ou contre les découpages. Le système partisan étant très prégnant, les électeurs démocrates ont voté en majorité pour un système favorisant leur parti, même si certains se sont émus publiquement de l’absurdité de ce découpage. Certains élus démocrates, que ce système avantage pourtant ont même voté contre par principe.

Les républicains ne sont pas en reste. L’exemple le plus connu au niveau national, au delà de l’exemple du Maryland, est celui du 12 e district de Caroline du Nord. Les républicains avaient réduit à peau de chagrin cette zone urbanisée largement démocrate afin de réduire son influence sur les alentours. Le vote de la population noire (généralement démocrate) était alors noyé dans les districts alentours, majoritairement républicains. Le résultat était une bande d’environ 300 km de long, sur moins d’un kilomètre de large à certains endroits.

Le 12 e district de Caroline-du-Nord

En janvier 2018 la cour fédérale a déclaré ce découpage inconstitutionnel car trop avantageux pour le parti Républicain. Le douzième district n’existe plus en tant que tel et les USA ont perdu l’un des plus fameux exemple de Gerrymandering. La même chose est arrivée en Pennsylvanie, au désavantage des démocrates cette fois-ci.

 

Un impact sur les élections présidentielles ?

L’élection présidentielle américaine est parfois comparée à un gerrymandering puisque le suffrage universel est indirect. Les électeurs ne votant pas pour un président mais pour de grands électeurs. Leur nombre varie selon les états et est censé en refléter la population et l’évolution démographique. En réalité, le nombre de grands électeurs correspond au nombre de représentants du congrès. Ce nombre a souvent fait l’objet de tractations entre les deux grands partis qui veulent chacun tirer la couverture vers eux quand au poids accordé à certains états en leur faveur. Le découpage des états étant fixé dans la constitution des USA, les hommes politiques ne peuvent pas en changer les frontières. Ce n’est donc pas un cas de gerrymandering mais plus d’obscures manœuvres politiciennes.

 

Le gerrymandering à la française ?

En France, le découpage principal est celui des département. Conçu lors de la révolution française, il est, par le contexte même de sa création, sensé ne favoriser aucun acteur politique. Hélas, il a existé des découpages départementaux effectués à des fins politiques. En 1793, suite à un mouvement contre-révolutionnaire d’ampleur ayant eu lieu à Lyon, la Convention Nationale décide de scinder en deux le département de Rhône-et-Loire afin de réduire l’influence politique de Lyon. Le département du Rhône (préfecture : Lyon) et de la Loire (préfecture : Saint-Étienne) furent ainsi créés et existent tels quels depuis.

Au XXe siècle, dans les années 60, l’actuelle Île-de-France n’est composée que de 3 départements : la Seine (75), la Seine-et-Marne (77) et la Seine-et-Oise (78). Avec plus de 5 millions d’habitants, le département de la Seine, comprenant Paris, devient de plus en plus difficile à administrer. Ceci amènera au vote en 1964 de la loi dite de Réorganisation de la région parisienne qui entrera en vigueur en 1968, avec le démembrement de la Seine et de la Seine-et-Oise et la création de 7 nouveaux départements : Paris (75), les Yvelines (78), l’Essonne (91), les Hauts-de-Seine (92), la Seine-Saint-Denis (93), le Val-de-Marne (94) et le Val-d’Oise (95). Mais beaucoup d’analystes politiques ont surtout mis en avant deux risques politiques expliquant ce découpage :

  • que le département de la Seine deviennent un trop grand contre-pouvoir à l’État ;
  • dans un contexte de Guerre froide, que les départements de la Seine (le plus peuplée et le plus fort économiquement et politiquement) et de la Seine-et-Oise (département de l’ancienne capitale Versailles, symbole de la banlieue) puissent devenir communistes sous l’impulsions des communes de la « Ceinture Rouge« . Le redécoupage a alors permis d’isoler le bastion communiste du Nord-Est de Paris dans un département (Seine-Saint-Denis), tout en l’isolant de la ceinture sud (coupant cette dernière en deux). Avec ce découpage, la Seine n’existant plus ne fut jamais communiste, à l’inverse du 93 mais également et ce fut une surprise, du 94 quelques années plus tard. Le parti communiste, majoritaire à Paris lors des élections du conseil municipal à la fin des années 50, ne parviendra pas à élire un maire rouge lors du rétablissement de la Mairie de Paris en 1977.
Couleur politique des communes du département de la Seine en 1960.

 

Plus récemment, voici trois cas suspectés de favorisation du parti au pouvoir.

  • Le nouveau découpage cantonal de 2014 a parfois été vu par ses détracteurs comme un charcutage électoral censé favoriser le parti au pouvoir (alors le Parti socialiste). Certains cantons, notamment en zone urbaine, ont désormais des formes bizarroïdes comme dans le Pas-de-Calais.

    Le redécoupage cantonal dans le Pas-de-Calais (62). Source : La Voix du Nord.
  • Le redécoupage régional l’année d’après a souffert des mêmes critiques, parfois plus amplifiée. Géographes, historiens et économistes ont été vent debout contre ce redécoupage, ou plutôt ces fusions, et les pseudo-arguments géographiques et économiques avancés, accusant le Parti socialiste de chercher par ce moyen à conserver des régions alors qu’il s’orientait vers une déroute historique.
  • Quelques années plus tôt, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le redécoupage des circonscriptions législatives des français établis hors de France, comptant pour les élections législatives, a été perçu comme un découpage opportuniste favorisant les intérêts de la droite.
Carte des 11 circonscriptions des Français établis hors de France. ~Pyb

 

1 réflexion sur “Quand la politique découpe la géographie”

  1. Adam Craponne

    Un cas intéressant au début de la Ve république, la circonscription de Marseille où Deferre sera candidat de 1958 à 1981. Elle est en deux morceaux.

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