La grande guerre des émeus.

Parce qu’il a existé un cas assez inouï dans l’histoire contemporaine du monde : la guerre entre une nation et des animaux, je me dois de vous raconter cela. Cette nation, c’est l’Australie ; ces animaux, ce sont les émeus ; cette guerre, c’est la grande guerre des émeus. Et les historiens s’accordent à dire que le perdant de cette « guerre », c’est bel et bien l’Australie. Récit.

L’émeu est un oiseau que l’on trouve en Australie. Terrestre, inapte au vol, sa démarche peut rappeler l’autruche, sa cousine d’Afrique de l’ordre des Struthioniformes. D’une taille oscillant entre 1m50 et 1m90 pour un poids d’environ 45/50kg, il s’agit du deuxième plus grand oiseau de la planète (derrière l’autruche).

Émeu d’Australie aux environs de Canberra, confiant à l’idée de mettre une armée  en déroute. CC BY-SA 4.0 JJ Harrisson.

Depuis aussi longtemps que l’histoire nous permet de l’étudier, l’émeu a toujours été vu par les Hommes comme une ressource majeure. Les aborigènes utilisent cet oiseau à toutes fins : nourriture, huile, onguents, médecine traditionnelle etc.  Également apprécié par les colons européens, cet animal n’était pas considéré comme néfaste et fut même honoré au même titre que le Kangourou comme animal emblématique du pays. L’animal se retrouve notamment sur le blason officiel de l’état océanien.

De la guerre au désert

Pourtant, au tournant des années 30, une succession d’événements s’enchaînant de façon concomitante aboutira à un conflit ouvert, unilatéral, unique et totalement bizarre. Le premier de ces événements, c’est le premier conflit mondial de 14-18. L’Australie a été un acteur majeur de la première guerre mondiale. Cet engagement reste en France assez injustement méconnu. Cette raison est principalement d’ordre géographique, la première guerre mondiale est souvent (à tord) résumée à la « guerre des tranchées » dans l’Argonne (Meuse, Ardennes, Marne), ou le Nord de la France. On oublie trop souvent que son titre de « guerre mondiale » n’est pas usurpé. L’Australie combattit sur nos terres (plusieurs monuments et mémoriaux le rappellent), en Papouasie-Nouvelle-Guinée (alors colonie allemande) mais également en terre ottomane (le débarquement de Gallipoli étant l’un des événements majeurs de l’histoire collective australienne).

Jusque là, l’assassinat de l’Archiduc François Ferdinand puis le conflit entre Triple-Alliance et Triple-Entente laissa les émeus australiens de marbre. Il est vrai que ces oiseaux savent ne pas se laisser perturber par la géopolitique humaine.

À la fin de la guerre, un bon nombre de soldats australiens rentrèrent au pays et furent rejoints par de nombreux vétérans britanniques attirés par les opportunités qu’offraient l’Australie. Ces contingents s’installèrent comme fermiers dans une région alors ouverte aux perspectives mais à la géographie et au climat rude : l’Australie-Occidentale, qui sera le théâtre de cet improbable affrontement. L’état australien encourageait alors ces implantation par la promesse de subventions gouvernementales.

L’Australie. Le conflit aura lieu en Australie Occidentale, à mi-chemin entre Perth et Kalgoorlie-Boulder.
Extrait de la mappemonde 21Maps Nyx noire mat

La grande dépression de 1929 est le deuxième événement majeur. Elle arrive comme un funeste prélude et comme un présage de mauvaise augure. Elle engendrera une crise qui mettra à mal l’économie australienne mais également ces nouveau éleveurs. L’état avait déjà beaucoup de retard à honorer ses engagement financiers vis à vis des nouveau éleveurs quoi voient de surcroît le cours du blé (principale ressource de ces fermiers) s’effondrer.

La situation était déjà tendue quand les émeus décidèrent de rajouter leur grain de sel et de rentrer en jeu, peut-être au courant de la crise en cours.

Du désert à la guerre

Les émeus ont pour habitude de se retrouver bien dans les terres et de faire entre mâles et femelles le nécessaire pour que leur population reste constante. Après ce temps dit de « saison des amours », ils s’avancent de toutes part vers les côtes et respectent généralement un pacte de non-agression tacite avec les humains. Arrive alors l’année 1932 et l’événement qui déclenchera le conflit : une sécheresse inhabituelle qui sévit sur l’île-continent. Cette sécheresse assez soudaine, pousse les émeus d’Australie-Occidentale à empiéter sur les terres des nouveaux fermiers bien mis à mal par la crise et contraints par elle d’augmenter leur surface agricole. Ces escarmouches aux frontières interviennent dans les environs du district de Campion, à mi chemin entre la capitale d’Australie-Occidentale et la ville de Kalgoorlie-Boulder. Les mois passent et la sécheresse s’installe durablement.

Poussés par leur besoin de trouver de l’eau, les émeus passent à l’offensive en premier et décident d’envahir les localité de Chandler et Walgoolan pour s’emparer du trésor aqueux, détenu précieusement par les fermiers. Ce faisant, ils détruisent également les surfaces agricoles et forment une alliance de circonstance avec les … lapins. Ayant facilement franchi des barrières qui ne leur étaient pas destinées, les émeus ouvrent en effet des brèches dans les clôtures permettant aux cuniculus de traverser aussi cette premières lignes de défense. Les rongeurs ne se font pas prier pour envahir les terres agricoles qui leur étaient interdites par les barrières et ajoutent à la confusion.

Attaqués sur plusieurs front et incapable de fournir une réponse à la hauteur des événements; les fermiers peinent à réagir. Ils décident d’en appeller au gouvernement et à leurs anciens contacts dans l’armée. Intervient alors l’homme qui fait basculer un simple fait divers à ce que nous connaissons aujourd’hui comme étant une guerre et à qui cet article est logiquement dédié : Sir George Foster Pearce.

La « bonne » idée de Sir Pearce

À Sir George Foster Pearce, Chevalier de Ordre royal de Victoria. Ministre de la Défense en Australie de 1908 à 1934 et pourfendeur d’émeus dans l’âme – 21maps reconnaissant.(photographie issue du gouvernement australien)

George Pearce est un homme politique australien, tout premier sénateur de l’histoire de l’Australie-Occidentale et en poste depuis 30ans, il est donc une personnalité locale. En outre, il est un homme de premier plan auprès des militaire puisqu’il est depuis 1908 et par intermittence ministre de la défense. C’est donc vers lui que se tourne le comité d’ex-militaires néo-fermiers. Ainsi, une délégation de fermiers obtient audience auprès du gouvernement puis gain de cause. Anciens combattants, ils connaissent bien le dégâts des armes à feu et ont suggéré à Sir Pearce d’utiliser des mitrailleuses face aux oiseaux pour se débarrasser de cet envahisseur à plumes.

Il aima leurs mots et compris leurs maux. Leur cas face aux émeus l’émeu. Il se meut auprès d’eux et sait trouver les mots fameux pour mobiliser : il promet de ne céder aucun hameau aux émeus. Et mieux : il mobilise l’armée et promeut la force humaine face aux émeutes de ces haineux émeus. Fameux mais fumeux !

Sir Pearce impose ainsi ses conditions, oui des mitraillettes seront utilisées mais uniquement par le personnel de l’armée et non par les fermiers. Cette décision entraîne donc l’implication effective et formelle (officielle) de l’armée. Les fermiers devront également subvenir logistiquement aux besoins en nourriture, en eau et participer aux déplacement de troupes.

La guerre est déclarée ! Elle est ménée par le Major G.P.W. Meredith du 7ème bataillon lourd du Régiment royal de l’Artillerie australienne. Meredith commandant les Sergent S. McMurray et le très bien nommé Gunner J. O’Hallora. Les émeus n’ont qu’à bien se tenir.

La grande guerre des émeus : déclenchement

Tout commence bien pour … les émeus. Juste après la déclaration de la guerre de la part du gouvernement australien, un épisode orageux vient interrompre très brièvement la sécheresse. Côté volatiles, l’état-major des armées émeus décide de profiter de ce moment pour s’éparpiller géographiquement.

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Un émeu, préparant certainement un plan machiavélique – Carlos Delgado; CC-BY-SA

Le 2 novembre 1932, l’opération débute officiellement à Campion, Australie-Occidentale. Là, les éclaireurs de l’armée australienne signalent un bataillon d’une cinquantaine d’émeus. Leurs intentions ne sont pas très claires et le 7ème bataillon lourd du Régiment royal ne peux que constater que ce groupe de belligérant se tient juste hors de portée des armes australiennes. Bien décidés à faire pencher la balance de la justice de leur côté, les australiens décident alors d’être plus tactiques et optent pour une stratégie basée sur le contournement. Flairant le coup-fourré et bien décidés à vendre le plus chèrement possible leurs peaux, les émeus se séparent en plus petit groupes bien plus difficiles à viser une fois à portée de tir. Malgré tout, la propagande se met en marche et les journaux locaux se félicitent d’une « dizaine » de victimes chez les ennemis. La faucheuse n’aura pas épargné ces oiseaux et les tanneurs non plus puisque leurs peaux et plumes auront été tout de suite réutilisées par les locaux. Satanée guerre qui permet toutes les horreurs…

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Un fermier australien tenant la dépouille du Lieutenant Colonel Kwack Kwacka, de l’Armée émeu. Le Lt-Colonel Kwacka laissera dernière lui une femelle et 14 oisillons. (photographie issue du domaine public)

Deux jours après ce début de conflit peu concluant, plus de mille émeus sont repérés près d’un barrage, attirés par l’eau. Le major Meredith opte pour une stratégie plus fine et décide de leur tendre une embuscade. Cette bataille promet déjà d’être décisive : 1000 victimes serait un coup très dur porté à l’ennemi émeu, les australiens savent qu’ils doivent en profiter. Cependant, les éclaireurs de l’armée australienne sont formels, les émeus se mettent en mouvement et avancent vers leurs positions, plus de temps à perdre : ils doivent agir et l’affrontement est inévitable.

That time Australia fought a war against emus… and lost
Soldats australiens s’entrainant au maniement des mitraillettes Lewis, la principale arme utilisée lors de ce conflit. (photographie issue du domaine public) 

La grande guerre des émeus : affrontements

Attendant le tout dernier moment pour ouvrir le feu mais cette fois ci, la technologie décida de compromettre la supériorité militaire australienne et après douze victimes, les machines s’enrayèrent. Profitant de l’aubaine, les oiseaux s’éparpillèrent, profitant ainsi de leur meilleure connaissance du terrain et surtout de leur principal atout : la vitesse. Pour les australiens, les motifs de satisfaction sont rares. Le combat deviens beaucoup plus étrange et le doute commence à s’installer dans le camp humain. Surpris de l’intelligence tactique des dromaiidés, un membre de l’armée australienne fait cette observation :

Chaque groupe [d’émeus] à désormais son général – un oiseau plus grand que les autres, noir, qui du haut de son mètre 80 domine le groupe et l’observe pendant que ses combattant mettent en œuvre leur travail de destruction. Il les préviens également dès que nous nous approchons d’eux. Il les protège et reste souvent le dernier à partir.

Cette observation véridique prononcée vers le 7/8 novembre 1932 montre assez bien l’état d’esprit au sein du corps d’armée australien.
Au bout d’une semaine, Meredith fait un premier rapport : aucun décès côté armée australienne, 2500 minutions auront été utilisées mais se tait sur le bilan côté émeus. Les estimations oscillent entre 50 et 200 (voire 500) morts côté oiseaux. Ce qui est extrêmement peu. On est loin, très loin de l’objectif imaginé de 1000 émeus éliminés par jour.

Mais encore une semaine après, le moral est au plus bas côté militaires, l’idée d’une guerre facile et d’un champ de tir comme à la fête foraine tourne court face aux tactiques employées par leurs adversaires.

Un autre australien fait cette remarque :

Les émeus ont de façon très nette adopté une stratégie de guérilla. Leur armée complexe s’est divisée en une multitude de petites unités mobiles qui rendent inutile et peu rentable tout usage conventionnel d’équipement militaire. Leur tactique engendre de la lassitude sur le terrain.

Les termes choisis font écho au commentaire précédent, un anthropomorphisme assez incroyable gagne les rangs australiens qui commencent à « humaniser » leurs adversaires. Mais peut-être est-ce simplement le constat de quelques rares soldats ? Peut-être que les officiers restent eux très professionnels ?
Voyons ce qu’en dit le major Meredith :

Si nous avions la même capacité de ces oiseaux à faire face aux balles, nous serions en mesure d’affronter n’importe quelle armée au monde… Ils affrontent nos mitraillettes avec le même sentiment d’invulnérabilité qu’auraient des tanks (…) même les balles à fragmentation ne leur font pas peur.

Le désarroi a donc envahi l’état-major qui se sent aussi impuissant que face à une armée de tanks !

La « défaite » australienne

Mi-novembre, sous pression par la Chambre des représentants, le major Meredith sonne alors la retraite des corps-d’armée. C’est un coup psychologique très très dur qu’infligent là les tacticiens émeus.

Ce retrait australien s’accompagne d’offensive sur le terrain assez foudroyantes des émeus dans la région des Thousands. Quelques jours plus tard, Sir George Pearce annonce timidement une reprise des hostilités et des offensives. Celles-ci ne dureront pas. Si elles seront couronnées d’un peu plus de succès, ces batailles seront toujours insuffisantes pour rentabiliser l’investissement et inverse le rapport de force. Les émeus étaient simplement trop nombreux, trop mobiles et trop tactiques, comme le soulignent alors les médias :

Les émeus auront tout simplement gagné chaque manche jusqu’à présent.

Bien que Meredith s’enorgueilli d’être un exterminateur d’émeu avec près de 2500 décès en tout côté oiseaux, la défaite de l’Australie est actée. L’armée se retire ainsi des zones de combat, la laissant aux improbables vainqueurs.

Le général Kweek McKweak Sr. lors de son allocution solennelle après la victoire : « Nous avons lutté becs et ongles pour sortir les nôtres des griffes de l’ennemi. Il ne sera pas dit que les émeus auront fait l’autruche et même si les deux camps y auront laissé des plumes, nous avons montré aux Australiens minés par leurs couacs que nous sommes capables de voler de nos propres ailes ! »  . – Peripitus ; CC-BY-SA

Le bilan officiel de la guerre fut de zéro décès côté australien et entre 986 et 2500 décès côté émeus.

Suite et conséquences

Par la suite, les émeus continuèrent d’occasionner des dégâts face à la population laissée à elle-même. Jusqu’aux années 50, la population d’Australie-Occidentale continua de réclamer l’intervention de l’armée qui refusa systématiquement. Le salut vint alors de l’installation de clôtures plus adaptées aux émeus qui permirent tant bien que mal aux fermiers de les contenir.

L’armée australienne n’échappa pas au ridicule. Les médias firent les choux-gras de cette histoire absurde. Mais la seconde guerre mondiale vint effacer cet affront jusque dans les années 90 quand le côté cocasse de l’histoire fut remit au goût du jour. Internet accélérant ensuite la renommée puis le souvenir de cet événement sans précédent de l’histoire militaire mondiale.

Bien entendu, ce ne fut pas une guerre conventionnelle. Il n’y a pas eu de pourparlers, de déclaration de guerre, de bal des diplomates ni même d’Armistice. Ceci étant, c’est ainsi que l’historiographie (bien aidée par le côté cocasse de cet événement) va se souvenir de cette période unique dans l’histoire de l’Australie. Près d’un siècle après, la grande guerre des émeus a toujours sa place dans la culture populaire australienne et peut être enseignée à l’école. Au-delà de l’Australie, beaucoup de mèmes sur le sujet foisonnent encore, introduisant la supposée phobie des australiens pour cet animal ou près à railler le soi-disant traumatisme de cette défaite.

La décision du gouvernement australien en 2019 d’exterminer des chameaux raviva la comparaison avec la grande guerre des émeus.

Australia: More than 10,000 camels to be shot because they drink too much water People who remember the last time Australia went to war with animals: Snout Dog Canidae Dog breed Photo caption Nose Head Companion dog Selfie
Exemple de mème relatif à la grande guerre des émeus jouant sur le supposé trauma collectif laissé par cette guerre.

Ainsi se termine cet article sur le conflit sans doute le plus étrange de l’histoire humaine moderne. Celui qui le vit affronter et perdre tactiquement contre des animaux.

Si l’Australie est à ce jour le seul état à avoir mené une « guerre » contre un animal. Aucun militaire australien ne tomba au champ d’honneur. Il existe cependant un cas qui se rapproche de cette histoire cocasse mais avec un bilan extrêmement dramatique : la campagne « Tuez les Oiseaux » et les dizaines de millions de morts en Chine.

Nota bene : Chine et Australie, même combat ?

On estime en effet de 15 à 55 millions le nombre de personnes qui sont mortes en Chine communiste entre 1959 et 1961 lors de la pire famine de l’histoire contemporaine. Parmi les raisons expliquant cette famine, la campagne « Tuez les oiseaux » (消灭麻雀运动) mise en place de 1958 à 1962 revient souvent.

Mao Tsé-toung mis en place cette campagne car il accusait les moineaux de manger les graines et semences et d’être un frein au développement économique du pays. Toute la population chinoise fut alors mobilisée pour exterminer ces oiseaux jusqu’à les mener rapidement au bord de l’extinction. Ce n’est qu’une fois l’extermination faite que les dirigeants chinois se rendirent compte que les moineaux ne mangeaient pas seulement les céréales, mais également une grande quantité d’insectes. Libres de tout prédateurs, ces derniers ravagèrent les cultures menant à des récoltes quasi-inexistantes et donc à une famine aux conséquences inouïes (le décès d’une population équivalente à celle de la France en deux ans). Si la campagne « Tuez les oiseaux » n’est pas la seule raison expliquant cette famine, son rôle est indéniable. Son échec incontestable fait qu’on la compare souvent à la grande guerre des émeus dans les récits historiques.

Note de l’auteur : Afin de rendre l’article plus intéressant à lire, j’ai choisi de l’écrire avec un certain ton mi-sérieux mi-humoristique. Je prête aux émeus des intentions et des comportements anthropomorphiques (humains). Ces intentions sont bien évidemment exagérées mais  s’inspirent comme vous l’avez vu d’une certaine réalité. L’ensemble du récit, du contexte à sa conclusion en passant par son déroulé décrit donc des faits historiques.

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