Ces bâtiments coupés en deux par une frontière.

Du fait de la complexité de la frontière Belgique/Pays-Bas avec toutes ses enclaves et contre-enclaves à Baerle, plusieurs bâtiments sont traversés par la frontière. Avec notamment l’exemple d’un supermarché traversé en diagonale (voir photo ci-dessous).

Dans le magasin — Crédit image : Interesly

Mais ce cas n’est pas unique dans le monde. Je ne vais pas m’attarder ici sur certains postes de douane qui sont symboliquement construits sur la frontière ou même les baraquements de la « zone de sécurité commune » (entre les deux Corées). Je parlerai surtout de deux cas surprenants : la bibliothèque et salle d’opéra d’Haskell et l’Arbézie (ou Hôtel Arbez Franco-Suisse).

Une bibliothèque, deux pays.

Positionné sur la plus longue frontière du monde, la bibliothèque et salle d’opéra d’Haskell est particulière à double titre. D’une part par cette frontière impeccablement tracée traversant le bâtiment, d’autre part parce que le bâtiment victorien est classé côté canadien comme côté américain. C’est l’un des seuls bâtiment au monde à être ainsi protégé par deux pays.

Il est situé sur la frontière entre le Québec à Rock Island (Canada) et le Vermont à Derby Line (États-Unis).

Localisation de la bibliothèque et salle d’opéra Haskell

Un lieu de culture transfrontalier

Son histoire est belle. Un américain, Carlos Freeman Haskell, épouse une canadienne : Martha Stewart. Il fait fortune dans le domaine du bois et les deux, animés de philanthropie, décident de construire un bâtiment pour que les citoyens puissent avoir un accès équitable à la culture quel que soit leur pays de résidence.

L’immeuble a été construit de 1901 à 1905. Il comprend une bibliothèque ainsi qu’une salle de spectacle. Le but de la salle d’opéra était « que les profits engendrés par l’Opéra servent à l’entretien et au soutien de la bibliothèque » (d’après la charte de construction du bâtiment). Les trois cinquièmes du bâtiment sont situés côté canadien, alors que le reste est situé côté États-Unis.

La frontière à l’extérieur du bâtiment (crédit photo : Nekonomist)

La frontière (trait noir sur la prochaine photo) traverse impeccablement le bâtiment et est bien mise en valeur. Ceci étant, si l’entrée du bâtiment est côté américain, les livres et la scène de l’Opéra eux, sont du côté canadien. Ce qui vaut au bâtiment le surnom de la seule bibliothèque des États-Unis sans livre.

Malgré l’absence d’un accès depuis le Canada, le bâtiment dispose bien d’une adresse canadienne (au 1, rue Church précisément) en plus de son adresse américaine. Il dispose également de deux numéros de téléphone. La salle d’Opéra est toujours utilisée pour des spectacles ou autres représentations et la bibliothèque est toujours ouverte au public.

La bâtiment, par son style architectural (et certainement aussi par sa particularité) a été classé au registre national des lieux historiques des États-Unis en 1976, au patrimoine culturel du Québec en 1977 et enfin en tant que site national historique du Canada en 1985.

 

Voilà pour l’histoire singulière de cette bibliothèque. L’exemple suivant est moins philanthrope, beaucoup plus opportuniste mais tout aussi intéressant.

Un hôtel, deux pays.

L’Arbézie est un sobriquet péjoratif par lequel on désigne un hôtel du hameau de la Cure, sur la commune des Rousses (Jura). Il tire son nom du proprétaire d’alors, Max Arbez qui, loin d’être peiné par ce dénigrement amical, le repris même à son compte.

Si Edgar Faure, inventeur du nom, avait de la sympathie pour cet endroit, il n’en va pas de même de la France et surtout de la Suisse. Quelles raisons font que cet hôtel attire autant les foudres ? Parce que depuis sa construction opportuniste, il a été au centre de tractations sans fins entre les deux pays.

Localisation de l’Arbézie.

Le « traité de Dappes » : un traité de dupes pour Ponthus.

Le 8 décembre 1862, la France et la Confédération Helvétique se mettent enfin d’accord sur un tracé de la frontière entre les deux pays dans la Vallée des Dappes, suite au traité de Vienne. Ce nouveau tracé divise en deux la localité alors française de La Cure.

(domaine public)

Le traité de la Vallée des Dappes stipule que tout bâtiment alors existant ne pourra être détruit par l’une ou l’autre des nouvelles parties pour éviter que les suisses, par exemple, ne s’approprient et détruisent des habitations alors françaises. Un jeune de 25 ans dénommé Ponthus découvre alors que son champ va être coupé en deux par la frontière. Loin de s’accabler du sort, il a au contraire une idée assez maligne. Alors que le traité est rapidement ratifié en France, il va profiter des lenteurs de la bureaucratie helvétique (les temps ont changé) puisque la Suisse n’a pas encore ratifié le document. Il construit à la hâte un bâtiment sur son terrain et met les deux pays devant le fait accompli : au moment de la ratification effective par les deux pays, la frontière traverse son bâtiment. Rien n’autorise les deux pays à le démolir, il est techniquement pré-existant au traité.

Contrebande et pied-de-nez aux nazis.

Visiblement bien au fait de la contrebande existant entre la France et la Suisse, Ponthus en profite pour ouvrir légalement une épicerie dans la partie suisse de son bâtiment et un bar dans la partie française. Les marchandises transitent à l’intérieur même du bâtiment au grand dam des douaniers impuissants. L’épicerie/bar est transformée plus tard en hôtel et est vendu à un certain Arbez qui continuera a profiter de sa situation avantageuse. Les deux pays ont chacun essayé d’alerter l’autre sur la situation, aucun ne voulait céder son côté du territoire à l’autre. Petite anecdote amusante, la configuration de l’hôtel fait qu’il est obligatoire de passer par la France pour accéder aux chambres à l’étage situées en Suisse.

Pendant l’occupation allemande, durant la seconde guerre mondiale, ce détail a eu toute son importance. Les allemands avaient ordre de ne pas violer le territoire suisse. De ce fait, malgré leur perquisitions répétées de l’hôtel, ils ne pouvaient pas accéder à l’étage et étaient bloqués à la septième marche de l’escalier. Ainsi, l’hôtel fut le théâtre de nombreuses passages entre aviateurs en fuite, infiltrations ou exfiltrations de résistants.

Localisation actuelle de l’hôtel © IGN

Extraterritorialité et Micro-Nation.

Après la guerre, les transactions obscures aux nez et à la barbe des douaniers continuent. La Suisse décide alors d’en finir et propose à Arbez de racheter l’hôtel mais cela n’aboutit pas. La situation continue. La France et la Suisse parviennent alors à un compromis : la Suisse reconnaît le bâtiment comme entièrement français et la France le reconnaît comme intégralement suisse. Chacun lui offrant le statut d’extraterritorialité. Techniquement, pour visiter l’hôtel ou manger à son restaurant, il faudrait avoir un mandat de l’ONU. Heureusement, les gérants actuels ne sont pas très procéduriers.

Mais, suite à l’invention du terme d’Arbézie consécutive à l’extraterritorialité, les propriétaires s’en sont amusés en fondant la principauté d’Arbézie, une micro-nation avec écusson et monnaie.

Voici la vue de l’hôtel côté Suisse :

La frontière n’apparait pas sur l’image (et est mal positionnée sur Google Maps). Elle est parallèle à la route et est juste derrière l’entrée.

Le même bâtiment de l’autre côté, côté français :

Le Blason de la micro-nation est visible sur le fronton au niveau de l’entrée.

Aujourd’hui, le bâtiment a toujours sa vocation hôtelière. Présent sur de nombreux sites comme TripAdvisor, Booking, Hotels ou autres sites du genre : il est possible d’y louer une chambre et ainsi y dormir sans avoir besoin d’un mandat de l’ONU. Vous pouvez ainsi profiter d’un des plus improbable territoire extraterritorial au monde.

La frontière passe sur la table et est projetée sur le tableau derrière.

Pour en savoir plus sur cet article :

Retour au sommaire des articles sur les frontières : http://21maps.com/frontieres-principal

Site officiel de la Bibliothèque et Salle d’Opéra Haskell : http://haskellopera.com/fr/

Site officiel de l’Hôtel Arbez Franco-Suisse : http://www.arbezie.com/

 

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